Retour au menu principal

Samedi 27 mars 2004 - Tribune de Genève

Carouge doit-elle sauver le Bio?

La campagne pour le rachat du cinéma démarre.

Isabel JAN-HESS

"La disparition du cinéma signera la mort de la vie au cœur de Carouge." "Une commune n’a pas à dilapider ses deniers pour faire tourner un cinéma." Le ton est donné à trois semaines de la votation sur le rachat du cinéma Bio 72 par la ville sarde. Le 18 avril les Carougeois mettront un terme à cette saga. Racheté en novembre par la commune pour 1,65million, son avenir est à nouveau remis en question par un référendum soutenu par 1176 signataires. L’objectif de la mairie et de la gauche: racheter le bâtiment, le remettre à une fondation de droit privé qui financera les rénovations estimées à 1,4million. Ces travaux permettraient, entre autres, la réfection de l’immeuble et l’aménagement d’un foyer bar favorisant la création d’événements.

De passionnelle la bataille autour de ce cinéma a pris une tournure politique. "Les gens ne voient plus le véritable enjeu. La fermeture du cinéma fragilisera la vie associative et même économique de Carouge", regrette Cornelia Hummel, présidente de l’association du cinéma Bio 72. La droite prétend que cet investissement limiterait la réalisation de crèches et autres infrastructures sociales. "Mais c’est le blocage de la fiscalité, initiée par cette même droite et votée par le peuple l’an dernier qui met en danger la croissance de la cité."

Pour Alain Saracchi, journaliste et initiateur du référendum, le projet n’est pas crédible. "Rien ne nous garanti que la commune ne devra pas aider au fonctionnement. L’Exécutif nous avait déjà présenté un plan financier fantoche au printemps dernier." Entrepreneur carougeois à la retraite, André Glaus ajoute que "ce cinéma est toujours vide! Ce n’est pas aux contribuables de payer pour rentabiliser une activité commerciale. Cette salle doit rester en mains privées." Le libéral Jean-Pierre Aebi et le PDC François Velen reconnaissent pourtant leur attachement au vieux cinéma. "Nous regretterons sa disparition, mais on doit faire des choix, sachant que la culture coûte et ne rapporte pas."

Mais pour l’Exécutif il s’agit "d’acheter ce bâtiment pour enrichir notre patrimoine et tenter de sauver un lieu symbolique", assure la conseillère administrative Jeanine de Haller. "La fondation financera son fonctionnement, sans aucune aide de notre part. Et, si le cinéma venait à mourir un jour, Carouge resterait propriétaire d’un magnifique bâtiment, situé au cœur de la ville. Cela même si une mise à l’inventaire aboutissait." Et de rappeler que la mairie a reçu déjà de près de 800 000 francs de subventions privées et publiques pour le rachat, ce qui réduit la dépense communale. "La Fondation disposera, dès sa création, de plus d’un million de francs pour les rénovations."

"Projet modeste mais viable"

Selon les professionnels contactés le projet présenté au CM est viable. En tablant sur 37 000 entrées et 60 000 francs de recettes pour le bar, les initiants arrivent à un bénéfice net de plus de 34 000 francs. "Ce qui est très modeste, puisque contrairement à ce que pensent nos détracteurs, le Bio enregistre déjà plus de 660 entrées hebdomadaires avec une programmation simple", relève Jean-Marc Richard conseiller municipal AdG. Sur les deux millions d’entrées annuelles à Genève, 50% sont enregistrées à Balexert. "Ce qui prouve que la moitié des cinéphiles cherchent autre chose. Et l’accroissement des activités ne pourra qu’être favorable au Bio." L’exploitation tourne aujourd’hui avec un projectionniste à plein temps et trois étudiants des beaux-arts à temps partiel. Des partenariats intéressants qui pourraient s’élargir à d’autres services de l’Etat, notamment pour des personnes en réinsertion professionnelle, drainant des rentrées financières supplémentaires.

José Michel Bühler, gérant actuel du Bio 72 et responsable de la société de distribution Agora Films.

"Ce cinéma est actuellement bénéficiaire malgré le très mauvais état du bâtiment. Pourquoi ne le serait-il pas une fois rénové, enrichi d’une offre culturelle plus large et de partenariats supplémentaires? Il est clair qu’on ne fait plus fortune aujourd’hui avec une salle, mais elle peut vivre, malgré la conjoncture. A condition que l’équipe exploitante en assure le risque économique en ne se rémunérant que sur la marge. Car si la future Fondation engage des responsables avec un salaire fixe, elle devra régulièrement compenser les rentrées d’argent et peut rapidement se retrouver à court. Mais s’il existe un vrai projet culturel, alternant des projections de films grand public et des présentations plus spécifiques, je suis convaincu que le Bio a encore de beaux jours devant lui. Des collaborations avec des associations carougeoises comme L’enfant Lune, les aînés, les écoles voire même des entreprises, sont aussi un vrai potentiel de rentrées financières."

 

Annelise Rotenberger enseignante, active dans la vie associative.

"Ce projet est un gouffre à subventions. Le plan financier fantaisiste ne tient pas compte des rénovations ni des coûts d’exploitation. L’association table sur une fréquentation de 100 personnes par jour. Aujourd’hui, une bonne journée en draine à peine 40. Une commune n’a pas à acheter un cinéma qui n’est pas un lieu de création, mais de divertissement. Je suis favorable à la culture: Carouge subventionne plusieurs théâtres et va investir dans une nouvelle structure à Drize. C’est bien, mais nous vivons une situation financière délicate et il y a d’autres priorités.

Qui plus est, architecturalement, je peine à trouver de l’intérêt au Bio. Et la salle n’est pas adaptée à d’autres affectations, ce qui limite sa mise à disposition de créateurs. Enfin, je ne crois pas à la pérennité de cette fondation. Même née dans une période euphorique, elle est loin d’avoir recueilli les fonds nécessaires. L’enthousiasme s’essoufflera et la commune devra y suppléer."

 

Pierre E.Desponds, responsable de cinexploitation et gérant des cinémas Central et City. Il a également été programmateur au Bio 72 durant neuf ans.

"Ce que je pense est assez paradoxal, car je sais par expérience que ce cinéma ne pourra pas vivre sans subvention. Genève a une surcapacité de salles évidente, conduisant à la fermeture de plusieurs cinémas. On ne peut pas rentabiliser 56 salles dans un bassin de population de 400 000 habitants. Parallèlement, je suis convaincu que le Bio a la possibilité d’exister à Carouge. Notamment par la spécificité de cette ville bénéficiant d’une vie culturelle et associative unique à Genève. Les Carougeois sont très attachés à ce lieu et beaucoup sont prêts à la soutenir. Mais la Fondation doit compter suffisamment de mécènes privés prêts à subventionner les rénovations, le fonctionnement et développer des activités supplémentaires à une exploitation simple. C’est à dire des partenariats ou des manifestations ponctuelles afin d’assurer une garantie de déficit indispensable. Sans quoi, la Ville devra mettre la main au porte monnaie ou laisser mourir le cinéma."

 

Dominique Oestreicher, chargée de promotion à Fonction cinéma.
"Le projet de la Fondation est viable. Et le lieu, par sa situation dans une ville sarde à vocation culturelle exceptionnelle, est propice à une programmation spécifique. Carouge a un vivier de producteurs et de cinéastes. Elle attire ainsi un autre public que celui qui fréquente les grands complexes. Oser une nouvelle programmation est toujours risqué, mais souvent payant. Le réaménagement du cinéma avec la création d’un foyer "bistrot" est aussi un atout indéniable pour animer ce lieu propice à la création d’événements. A travers des expositions, des conférences et des ciné brunch, par exemple. Ces matinées que nous organisons le dimanche au Grütli font salle comble. Il y a un vrai public pour ce type de manifestations. D’autres partenariats sous forme de ciné-club son aussi intéressants. La mise au concours du poste de la gérance permettra par ailleurs à la Fondation d’affiner ses intentions et ses exigences avec une personne qui présentera un vrai projet culturel."

Commentaire

Carouge balance entre Bio et impôts

Isabel JAN HESS

La campagne pour la votation sur le rachat du Cinéma Bio est à peine lancée que déjà les passions se déchaînent. Passé du culturel au politique, ce dossier illustre à nouveau le particularisme des irréductibles Carougeois.

Un paradoxe de plus dans cette ville où les partis se plaisent à intervertir les rôles. Déterminée, la droite défend à cor et à cris le développement d’infrastructures sociales. Face à elle une gauche magnanime assure que la sauvegarde du Bio est un atout indéniable pour l’économie carougeoise. Les référendaires, soutenus par la droite, opposent ainsi des investissements sociaux inéluctables, et non remis en question, à un projet culturel visant à animer la vie carougeoise. Cette même droite avait pourtant refusé en 2003 l’augmentation du centime additionnel, coupant ainsi les vivres au développement social de Carouge.

Aujourd’hui les opposants condamnent une initiative qu’ils jugent fantaisiste et utopique, estimant qu’une commune n’a pas à assumer ce "risque". Les partisans défendent eux la vie culturelle et associative en misant sur un projet qu’ils considèrent professionnel et viable. Mais au-delà des considérants émotionnels et politiques, la ville de Carouge ne se doit-elle pas de soutenir sa vie associative et culturelle? Qui peut affirmer aujourd’hui sérieusement que ce pari, lancé par des professionnels, ne sera pas relevé? Au nom de quoi oppose-t-on un centre culturel à une crèche? Les Carougeois, si attachés à leur patrimoine ont tout intérêt à soutenir l’acquisition par la ville d’un bâtiment historique, dernier vestige du genre dans la région.

Carouge est une ville culturelle et racheter ce symbole n’influencera pas les finances communales et ne conditionnera pas non plus les différents projets sociaux attendus. Et si la dernière séance pointe, la ville devra l’admettre et camper sur sa position de ne pas subventionner. Mais elle pourra toujours réaffecter ce lieu central en lui offrant une autre destinée.

Points de repère

1928

Construction du bâtiment.

1972

Rachat du cinéma par l’actuel propriétaire.

1996

L’association carougeoise "Le Boulet" demande le classement.

1999

Le classement est prononcé par le Conseil d’Etat. Recours du propriétaire.

2000

Le TA confirme la mesure de classement en février. En décembre, le TF invalide la décision du TA.

Août 2000

Premier projet d’animation de la Coopérative "Cinéma Paradiso" pour développer un lieu culturel à vocation différente, et la création d’un bar.

Février 2001

Carouge accepte l’idée d’un subventionnement pour la salle et le DAEL débloque la somme de 200 000 francs pour le Bio. La ville propose ensuite 1,2 million pour racheter le cinéma. Les propriétaires refusent.

Novembre 2001

Le TA confirme le classement, les propriétaires recourent au TF.

Fin 2001

La Coopérative "Cinéma Paradiso" revient avec un nouveau projet proposant des événements thématiques en lien avec les associations carougeoises. La mairie ne donne pas suite.

Septembre 2002

Le TF révise sa position et annule définitivement la mesure de classement.  -

Octobre 2002

L’association Action Patrimoine Vivant demande la mise à l’inventaire du bâtiment, moins contraignante qu’un classement.

Novembre 2002

4400 signatures en faveur de la sauvegarde du cinéma sont déposées à la mairie de Carouge.

Avril 2003

Le gérant s’en va et la mairie demande à José Michel Bühler, responsable d’Agora Film, d’assurer l’intérim le temps pour la commune d’acquérir la salle.

Août 2003

L’association Les amis du Bio récolte plus de 60 000 francs de promesses de don pour sauver le cinéma.

11 novembre 2003

Décision du Conseil municipal, par 17 oui et 12 non de racheter le cinéma pour 1,65 million. L’Exécutif présente également les statuts de la future Fondation de droit public, censée gérer le Bio de manière autonaume.

16 novembre 2003

Lancement d’un référendum contre le rachat.

22 décembre 2003

Dépôt de 1176 signatures.

18 avril 2004

Votation populaire.

10 mai 2004

José Michel Bühler termine son mandat et le cinéma fermera vraisemblablement ses portes soit définitivement, soit pour être rénové.

I.J.-H.