En
1896, Maurice Andreossi ouvrait, dans l'ancien diorama de
l'avenue du Mail, l'Alpineum, le premier cinéma de Genève et
de Suisse. Une ouverture rendue possible par les recherches et
les découvertes des pionniers de cette nouvelle technique
pleine de promesses. Si les noms de Lumière ou d'Edison sont
les plus fréquemment cités comme pères du cinéma, il ne faut
pas oublier Casimir Sivan*, enfant de Carouge, dont les
inventions ont contribué au développement de cette nouvelle
technologie.
La
première mention d'une salle de cinéma à Carouge date du 30
mai 1912. Une réclame insérée dans Le Carougeois annonce
l'ouverture prochaine de l'Idéal-Cinéma, à la Place du
Marché. Cette salle "aménagée et spacieuse" offre
tous les soirs dès le 6 juin 1912 des spectacles de famille.
Son propriétaire, Jean Beltrami, qui possède aussi la
Brasserie du Pont-Neuf, se fait en effet un devoir, lors du
choix de ses films "(..) d'éliminer tout ce qui lui
[paraît] contraire à la simple décence ou au simple bon
goût". Le premier programme commençait avec un
documentaire L'Oasis de Gabès, se continuait avec Le
Fils du bretteur, un film plein d'émotion, pour se
poursuivre avec les "désopilants tableaux" de Une
Bonne neurasthénique ou de Pris à son propre piège. Ces
projections durèrent jusqu'au 5 octobre 1912, date à laquelle,
lors d'une séance, un film prit feu et incendia le velours
placé au-dessus de la cabine de l'opérateur. Grâce aux
mesures de sécurité prises lors de la construction du
pavillon, la salle fut évacuée en quelques minutes et le
mobilier entièrement sauvé. Seul le projectionniste fut très
légèrement brûlé. En revanche, l'Idéal-Cinéma avait vécu.
Ce n'est qu'en avril de l'année suivante que le même Jean
Beltrami inaugure une nouvelle salle, le Chanteclair-Cinéma.
Dès le 13 avril 1913, et semaine après semaine, Le
Carougeois publiera le programme des séances sous la forme
d'articles démontrant tous les efforts entrepris par la
direction pour fournir aux spectateurs des "films de
nouveauté" et incitant les Carougeois à venir
nombreux soutenir cet établissement. Parmi les "nouveautés",
on peut citer Théodora, Les Noces d'or, La Femme de
l'anarchiste, Au bord de l'abîme, Patachon somnambule ou
encore Le Forçat "(..) [un] film d'une longueur
de 1550 mètres [qui] tient à lui seul l'écran pendant
près d'une heure et demie". La dernière réclame pour
le Chanteclair-Cinéma parait le 21 janvier 1915. Les
projections ont-elles continué durant la guerre? Aucune
réponse ne figure dans les documents consultés. Ce n'est qu'en
1920 que le Chanteclair réapparaît dans la presse locale sous
le nom de Cinéma-Carouge puis de Cinéma-Carouge Chanteclair ou
Cinéma Chanteclair. Il était situé à l'angle de la place du
Marché et de la rue Saint-Joseph. Les projections se
poursuivent jusqu'à la fin de l'année 1921, date après
laquelle nous ne trouvons plus mention de cette salle de
spectacle.
En
1920, le Département des travaux publics accorde à la
Société Saint Augustin l'autorisation de construire une cabine
cinématographique dans une salle située près de la chapelle
de la Persécution. Le service d'hygiène demanda à cette
occasion que l'on place dans la salle "(..) un matériel
de secours dit de premier secours, soit: un col de cygne, une
clé de bouche à eau, une lance et environ 60 à 70 mètres de
course, le tout étant réduit dans une armoire ad hoc". Preuve
qu'une séance pouvait engendrer alors bien des catastrophes! On
ne sait malheureusement pas combien de temps durèrent les
projections et quels films eurent l'honneur de celles-ci.
En
1926, la Commune loue, pour une durée de six mois, la Salle des
Fêtes du Stand à la société Cinéo. Celle-ci s'engage à
verser mensuellement un loyer de cent cinquante francs et à
prendre à ses frais l'entretien et l'aménagement de la salle.
Bancs et sièges sont fournis par la municipalité. Sous le nom
de Grand Cinéma de Carouge, la société présenta des films
(Tom Mix dans En trombe!, Le Roman de Jeannette, comédie,
Dudule et Ali-Baba, comique, Grand-mère), des
matches de football (Lausanne contre Etoile Carouge en
février) et des concerts de T.S.F durant les entractes. Le
contrat subira quelques petites entorses. En effet, ayant
"oublié" de payer les trois premiers mois de
location, la société Cinéo aura la mauvaise surprise de voir
un jour sa cabine de projection scellée par les autorités
carougeoises. Mais l'affaire s'arrangera par la suite. En 1927, Le
Journal de Carouge annonce l'ouverture pour le lundi de
Pentecôte 6 juin d'un cinéma en plein air et couvert dans la
cour de l'Hôtel de L'Ecu de Savoie. L'entrée en était libre,
mais la première consommation était majorée de quarante
centimes; les représentations devaient avoir lieu
régulièrement les mercredis, jeudis et vendredis à 20 h. 30.
Le programme d'ouverture comportait un "drame du
Far-West", La Caravane tragique ainsi qu'une "comédie
tragi-comique avec Doroty Devore, "Hold your breath". La
Salle Cardinal Mermillod* fut également équipée d'une salle
de projections au moment de sa réfection (1928), remplaçant
celle de 1920, située dans la Salle paroissiale. Ce cinéma,
qui portait le nom d'Aigle d'or, présenta entre 1930 et 1934
des comédies (Le Remplaçant de Harold Loyd, Le
Cirque de Chaplin),ainsi que des films de montagne. Ces
séances étaient organisées par Le Becquet, la section
montagnarde du Cercle l'Union*. On put ainsi y voir, en
octobre 1929, un grand spectacle alpestre: En Savoie, tourné
par l'alpiniste genevois M. J. Lozeron, Les Aiguilles de
Chamonix, "un film prodigieux dont la vision laisse une
impression ineffaçable", ainsi qu'une comédie de Max
Linder sur les divertissements hivernaux. Durant la saison 1930
(avec une reprise en octobre 193 1) fut présenté L'Enfer
blanc du Piz Palu, avec comme principaux interprètes le
célèbre acteur alpiniste Diessl et l'as des as, l'aviateur
Udet.
En
1930, c'est au tour de Victor Bergna de demander l'autorisation
de construire un cinéma-dancing sur sa propriété sise au
numéro 10 de l'avenue Industrielle. L'autorisation lui
fut accordée, mais nous n'avons aucun renseignement sur les
travaux et les débuts de cette nouvelle salle. Signalons qu'en
1934 il est fait mention du cinéma Odéon, avenue Industrielle
10, lors du Concours de musique*. En effet, les fanfares de
troisième division s'y affrontèrent. Mentionnons encore
l'existence, entre mars 1939 et janvier 1941, du Cinéma
Trianon, situé à la même adresse et pour lequel, exception
faite de quelques encarts publicitaires parus dans Le Journal
de Carouge, on ne dispose d'aucune information. Il semble
qu'il soit le successeur direct du cinéma Odéon. La seule
réalisation vraiment durable est celle de la salle de cinéma
de la place du Marché, située sur l'emplacement de l'ancien
Cinéma Chanteclair. Le projet de construction date de 1928 et
sera réalisé pour le compte de la Société Carouge-Platanes.
Les architectes mandatés, MM. Perrin et Fils, ont déjà à
leur actif la construction de deux salles de spectacle à
Genève, l'Alhambra et le cinéma Cameo. L'inauguration de cette
salle, pouvant contenir quatre cent cinquante spectateurs, et
dont la décoration fut unanimement louée, eut lieu le 28
décembre 1928. Le directeur prononça un discours devant les
invités (maire, conseillers, délégués de sociétés et leurs
familles): "(..) Jusqu'ici Carouge semblait être
déshérité au point de vue cinématographique. Les spectacles
offerts au public dans les locaux dépourvus de la plus
élémentaire élégance n'étaient, d'aucune façon, dignes de
la population de cette commune". Le programme de la
semaine d'inauguration (du 28 décembre au 3 janvier) comportait
un "spectacle extraordinaire, un chef-d'œuvre qui n'a
pas encore été présenté à Genève, "Les quatre
fils", grande épopée dramatique d'après le roman de Miss
A. R. Wylie, interprétée par Margaret Mann, James Hall, Ch.
Morton, E Buschmann et l'Archiduc Léopold d'Autriche", ainsi
qu'"une aventure désopilante, "Chapeau", avec
Sallv Phipps et Arthur Housman", le tout précédant un
documentaire sensationnel, Au nord de l'Alaska. L'orchestre
était dirigé par M. Amann. Le prix des places était de Fr.
2.30 pour les loges, Fr. 2.- pour les premières, Fr. 1.60 pour
les deuxièmes et Fr. 1.30 pour les troisièmes. Le programme du
vendredi 11 au jeudi 17 janvier 1929 présentait le dimanche en
matinée à 12 h. 45 et le jeudi en matinée enfantine un "spectacle
extraordinaire, "Ninon et les Hypocrites", comédie
humoristique à grand spectacle interprétée par Ellen
Richter", ainsi qu'un grand film de mœurs moderne La
Rose de minuit drame passionnant avec la belle Lya de Putti.
Ces deux films étaient également accompagnés par l'orchestre
Amann. L'administrateur du Carouge-Cinéma, Monsieur Miéville,
en est d'ailleurs le premier gérant, avec son épouse. Cet
ancien légionnaire, à la voix de stentor, se chargeait
personnellement de diriger le public et de décourager les plus
audacieux resquilleurs. Madame, pendant ce temps, tenait la
caisse et se transformait en vendeuse de bouchées glacées
pendant les entractes. Dès 1928, M. Miéville mit sa salle au
service des écoles dans le cadre d'un grand projet pédagogique
lancé par le directeur des écoles de Carouge, Adolphe Marti.
Il
s'agissait de prouver tous les bons résultats qu'on pouvait
obtenir en instruisant les enfants par des films judicieusement
choisis. A partir de 1931, le Carouge-Cinéma devint le Carouge-
Cinéma-Sonore et ne présenta plus que des films parlés. En
avril 1944, Monsieur et Madame Miéville quittèrent la
direction de l'établissement; les nouveaux gérants firent
agrandir l'écran pour pouvoir présenter les films les plus
modernes.
Le
Carouge-Cinéma, devenu Vox en 1952, prit
le nom de Bio en 1972. La petite histoire raconte que c'est
pour figurer au haut de la liste des cinémas que l'on adopta ce
nouveau nom.
Le
Vox et le Bio ne présentaient que des films en deuxième ou en
troisième vision. Au début des années quatre vingt, les
propriétaires émirent le désir de transformer leur cinéma en
un grand complexe comportant deux salles de projection, les Bio
I et II, qui auraient pu montrer des films en première vision.
Leur projet comportait également un établissement
cabaret-dancing au sous-sol. En raison du nombre élevé des
débits de boissons alcoolisées dans le Vieux-Carouge, ce
projet sera refusé tant par la municipalité que par le
Département de justice et police.
Le
Bio innova pourtant d'une autre façon. En 1985, il remit au
goût du jour le cinéma muet en diffusant Les Lumières de
la ville de Chaplin, accompagné par une pianiste. Une
façon comme une autre pour que les spectateurs puissent
assister, une fois dans leur vie, à une projection digne des
temps héroïques du cinéma.
Daniel
Palmieri et Isabelle Dumaret
Dictionnaire
carougeois (1994), tome I (p. 31-34)
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